mercredi 15 avril 2020

Relier des livres brochés, d'autres méthodes

Des solutions pour relier des livres brochés (au sens que ce mot a aujourd'hui, c'est à dire des livres non formés de cahiers, donc pratiquement tous les livres publiés de nos jours) ont déjà été présentées dans ce blog.
Au delà de la solution classique, citée dans tous les ouvrages de reliure, qui consiste à coudre des pages entre elles à la machine pour former des cahiers, une solution simple et classique, par "couture à fils noyés" a fait l'objet de l'article, dans ce blog,  "un tutoriel pour la reliure d'emboitage" du 25/02/2018, puis une solution plus élaborée a été proposée dans l'article "Des livres brochés aux dos arrondis", du 27/02/2018.

Cette dernière solution permet de produire un livre tout à fait semblable à une reliure "à la française", et présente à mon sens beaucoup de qualités: rapide, robuste, élégante, simple... Cependant je ne saurais la recommander pour des ouvrages anciens, surtout dans un contexte de restauration. Le cas est rare, puisque ces ouvrages étaient toujours formés de cahiers. On rencontre toutefois des cas où les feuilles ont dû être désolidarisées, en général parce qu'une endossure "sauvage" a complètement détérioré les fonds de cahiers. La solution évoquée précédemment reste possible, mais le résultat n'est pas vraiment conforme à l'aspect d'un livre ancien, surtout au niveau de l'ouverture des fonds de pages. Dans une optique de restauration exigeante de l'ouvrage, ce point peut apparaître comme rédhibitoire.

Il y a une autre raison qui peut rendre difficile la solution par fils noyés. Dans certains ouvrages, et en particulier les éditions modernes, les marges intérieures des pages sont courtes, et l'on se rappellera que la méthode en question (comme la méthode traditionnelle par couture) oblige à en prélever une petite distance pour la couture. Ce point peut rendre l'ouvrage difficile à lire, voire impossible.

Une solution "à priori" consisterait à constituer des cahiers en regroupant des pages avec des onglets. Malheureusement, cette solution est inopérante car elle fait "monter" exagérément le dos, qu'il devient difficile d'arrondir correctement.

Les 2 solutions qui seront présentées ci-dessous s'inspirent de cette idée mais évitent son inconvénient par un décalage judicieux des onglets. Ce faisant, elles permettent de retrouver la structure traditionnelle en cahiers, et pour la deuxième méthode sans perte de la marge intérieure. Précisons toutefois qu'elles sont très laborieuses, et qu'on ne peut les conseiller que dans les cas exceptionnels qui ont été évoqués plus haut.

La première solution m'a été fournie par mon ami et professeur de dorure François Voignier. On la trouve également évoquée dans des documents anciens. La figure suivante permet d'en comprendre le principe.



Les pages sont recoupées côté marge intérieure par groupes de 6 pages. Par exemple, pour le premier cahier:
     - les feuilles 1-2 et 11-12 sont recoupées sur 6mm
     - les feuilles 3-4 et 9-10 sont recoupées sur 3mm
     - les feuilles 5-6 et 7-8 ne  sont pas recoupées

Par cette méthode, un seul onglet est posé pour réunir les 6 pages. Les 6 pages étant posées sur table convenablement alignées côté "gouttière", on encolle en une seule fois les 3 feuilles supérieures sur 9mm côté dos, on pose un onglet de 18mm, on retourne l'ensemble et l'on fait de même en repliant l'onglet sur les 3  feuilles inférieures.
L'inconvénient de cette méthode est que (voir figure), les feuille 1-2 et 11-12 ne s'ouvrent qu'au niveau du point P, la feuille 3-4 (et de même 9-10), au niveau du point Q. Il y a donc perte de marge intérieure pour ces feuilles.



La deuxième méthode, proposée ci-après, se comprend aisément sur la figure ci-dessus.  Les feuilles sont coupées comme précédemment, mais dans un ordre différent:
     - les feuilles 1-2 et 11-12 ne sont pas recoupées
     - les feuilles 3-4 et 9-10 sont recoupées sur 3mm
     - les feuilles 5-6 et 7-8 sont recoupées sur 6mm
Les paires de feuilles symétriques sont alors reliées par un onglet pour chaque paire, mais cet onglet est prolongé de façon à ramener tous les fonds de feuillets au même niveau.
Dans ce cas, toutes les pages s'ouvrent au fond de l'onglet 5-8.

 Au point de vue de la hauteur du dos, on voit que dans les deux cas, le dos a monté, au niveau de la coupe AA, de 2 fois l'épaisseur de l'onglet. Au niveau des coupes BB et CC (2ème méthode), il y a plus d'onglets mais d'autant moins de feuilles. L'épaisseur, une fois comprimée, est normalement plus mince qu'au niveau AA. Donc sous cet aspect, les deux méthodes sont équivalentes.




La mise en oeuvre pratique pour la 2ème méthode est illustrée par le schéma ci-dessus. On crée un gabarit égal au feuillet externe ouvert (par ex. avec les pages 2,11 visibles). On place une protection plastique sous la jonction des feuilles, protection que l'on peut nettoyer après chaque pose d'onglet. Pour chaque feuillet, on dispose les 2 feuilles sur le gabarit, au dessus de la protection (pages 3-4 et 9-10 sur la figure). On encolle les bords intérieurs des feuilles sur 3mm en délimitant la colle à l'aide de macules (plastiques par ex.).  On mesure l'espace réel entre les deux feuilles (en principe 0 ou 6 ou 12mm), qui augmenté des 6mm de collage donne la largeur de l'onglet. On coupe cet onglet et on le place à cheval sur l'espace mesuré . On détache le feuillet ainsi constitué en glissant un plioir dessous. A l'aide de papier gaufré (genre Sopalin), on éponge les excès de colle et l'on protège la zone de l'onglet à l'aide d'une bande de papier gaufré que l'on pointe au plioir (sans l'écraser complètement) en quelques points, ce qui permet d'empiler provisoirement les feuillets ainsi constitués

Pour la couture, et pour les 2 méthodes, on peut utiliser un fil assez gros puisqu'il vient se loger dans la partie mince du cahier.

J'ai expérimenté les 2 méthodes, qui toutes deux fonctionnent. La deuxième est évidemment beaucoup plus laborieuse que la première, car elle requiert la pose de trois fois plus d'onglets. Elle a cependant les avantages décrits plus haut au niveau du résultat.



Les photos ci-dessus montrent l'application de la 2ème méthode à un ouvrage ancien composé de 162 feuilles, dont on fait 27 cahiers de 6 feuilles. On voit que la hauteur initiale du dos, de 26mm est montée à 30mm après construction des cahiers, puis à 35mm après couture avec un fil de grade 18. L'augmentation de hauteur d'environ 1/3 de la hauteur initiale est dans la norme, et permet un arrondi dans les conditions normales.

samedi 11 avril 2020

Une mosaïque de cuir par la méthode Creuzevault

 La création de mosaïque de cuir implique généralement un travail extrêmement minutieux dans la mesure où les différentes pièces doivent s'ajuster exactement les unes aux autres, ou s'ajuster précisément dans des places prévues à cet effet.

Il existe une méthode qui ne présente pas cet inconvénient, et que l'on connait sous le nom de "méthode Creuzevault", du nom d'une dynastie de relieurs du début du XXème siècle, Louis le père et Henri le fils.

  Le principe en est simple. Des motifs de peau sont disposés et collés sur un cuir qui sera le matériau de couvrure général (fig. 1). La "tartine" est mise sous la presse, avec une plaque d'émalène intermédiaire disposée côté chair.


 
Ce qui en ressort est, côté fleur, l'image exacte de ce que l'on verra in fine, cependant les pièces rapportées se sont enfoncées dans la peau de couvrure, et réapparaissent côté chair sous forme de reliefs équivalents (fig. 2) .

On demande alors au pareur de refendre cet ensemble à une épaisseur choisie. La peau qui en ressort peut alors être utilisée comme un cuir de couvrure ordinaire

 

La seule difficulté au niveau de la conception de l'ensemble consiste dans le respect des épaisseurs.
La figure ci-dessus permet de comprendre cette condition.

On suppose que le couteau du pareur doit laisser au dessus et au dessous de la coupe une épaisseur minimum c de cuir, par ex. c=3/10mm. Il est clair que la hauteur de coupe hp demandée au pareur doit être supérieure à hmin=e+c où e est l'épaisseur des éléments de décor, et inférieure à hmax=h-c, où h est l'épaisseur de la peau avant refendage. En regroupant e+c<hp<h-c, on déduit d'abord e+c<h-c, soit e<h-2c.
Par exemple, pour un cuir d'épaisseur (avant refendage) h=10/10, avec c=3/10, on voit que l'épaisseur de l'élément de décor e doit être inférieure à 4/10. Si l'on choisit e=3/10,  la hauteur de coupe demandée au pareur sera donc comprise entre 6/10 et 7/10.

Ce calcul montre à l'évidence qu'on ne pourra guère superposer plus d'une épaisseur de décor, car en place de e il faudrait considérer e1+e2<h-2c, condition difficile à réaliser avec des épaisseurs usuelles.

Les photos jointes montrent un exemple réalisé avec l'ouvrage de Patrick de Carolis "La dame du Palatin", histoire de l'ascension sociale d'une femme, dans l'univers violent des empereurs romains.

La méthode est intéressante pour sa facilité de mise en oeuvre. Cependant elle n'est efficace que pour des décors faits de pièces indépendantes, posées sur un fond unique, comme ci-dessus. Elle le serait moins pour  un décor fait de pièces jointives, qu'il faudrait alors découper et assembler avec précision, comme usuellement.